Narration
1. Un découpage analytique
La convention essentielle de la bande dessinée est que la frontière qui sépare chaque case (par un blanc ou un trait) représente du temps. Ce temps peut être particulièrement court voire même inexistant dans le manga. Ce paramètre va favoriser des effets de décomposition de l'action, d'élasticité temporelle et d'accélération de la lecture.
1.1. Démultiplication des images, décomposition de l'action
La grande caractéristique du manga est son découpage analytique
- "décompressé" - qui se traduit en terme de
multiplication d'images et de réduction de l'ellipse temporelle.
La longueur du récit en feuilleton permet de développer
un nombre important d'images qui étirent le temps de la narration.
Cette possibilité d'étaler l'action sur un nombre conséquent
de pages autorise une narration basée sur une décomposition
minutieuse de l'action. L'enchaînement serré des plans et
la volonté de restituer le mouvement ne sont pas sans rappeler
le montage cinématographique. On remarque dans ce type d'enchaînement
que le temps qui sépare les images est extrêmement court.
Tezuka Osamu, Dororo (vol.1, p.84), Delcourt.
Avec ce découpage horizontal qui rappelle la disposition des
photogrammes sur la pellicule, Tezuka crée en quatre images une
dynamique et une tension narrative. L'impression de mouvement des personnages
est provoquée par le jeu inversé de la taille des plans
(variation decrescendo/crescendo), le croisement des avant-plans et arrière-plans,
le tout s inscrivant dans un décor statique. Cette page correspond à un
plan-séquence au cinéma (sans interruption de point de
vue et de prise de vue).
Cette décomposition n'est pas réservée aux scènes
d'action, le phénomène est aussi observable dans des scènes
plus « statiques » d'affrontement psychologique, de réflexion,
de rêve...
1.2. Juxtaposition des images, suspension de l'action
L'autre grande caractéristique du manga, c'est que plus les images sont nombreuses pour détailler une scène, plus cette notion de temps et d'enchaînement chronologique des images s'estompe. Le lien qui relie les images ne paraît plus être celui de la succession temporelle. Les images qui s'offrent au lecteur sont comme les bribes éparses d'une même grande image fragmentée. Mac Cloud dans son essai "L'art invisible" démontre que le manga à l'opposé de la bande dessinée américaine ou européenne est la seule à utiliser autant ce dispositif d'enchaînement des images de "point de vue à point de vue". Ce procédé qui évacue la notion de temps « promène le regard sur différents aspects d'un endroit, d'une idée, d'une atmosphère. De ces juxtapositions qui servent à créer une atmosphère contemplative, le temps semble s'arrêter » (p.79)
Watsuki Nobuhiro, Kenshin le Vagabond (vol.2, p.150), Glénat.
On voit avec cet exemple combien la notion de chronologie temporelle s'efface : la scène est suspendue. L'ensemble de la planche se construit autour de l'image centrale, dramatisée par les inserts et les gros plans successifs qui focalisent l'oeil du lecteur sur des détails issus de la même scène.
1.3. Variété et choix des plans, cadrages et points de vues, dramatisation de l'action
Le découpage décompressé ou suspensif favorise
une très grande variété d'échelles de plans,
de cadrages et de points de vues : une même scène peut être
vue simultanément de plusieurs endroits (distance, hauteur, angles
de vue) et/ou par plusieurs personnages. Les cadrages, la taille des
plans, les angles de vue et les points de vue vont alterner à un
rythme soutenu, surtout dans le shônen.
Les cadrages sont volontiers dramatiques, cherchant toujours l'angle
de vue le plus exagéré visuellement qui va traduire au
mieux l'effet recherché.
Tezuka Productions, Osamu Tezuka, Biographie, 1946-1959 (vol.2, p.143), Casterman.
Démonstration en images par Tezuka de l'importance du choix des cadrages et des plans.
Les points de vue alternés : au lieu de suivre linéairement l'action d'un personnage, on va nous montrer les effets de cette action sur les autres personnages présents, leurs réactions. Ce procédé des points de vue alternés, très usité dans les scènes d'actions, permet de dramatiser mais aussi de commenter l'action, de l'étoffer et même de l'expliquer, donnant lieu parfois à des passages didactiques (comme dans les séries sportives).
Matsumoto Taiyou, Ping Pong (vol. 4, p.154), Delcourt.
Les personnages témoins qui sont souvent (à la manière du chour antique) des spectateurs attentifs et/ou impuissants, sans importance particulière dans l'intrigue ont pour fonction essentielle d'afficher visuellement leurs émotions. Ils participent ainsi à la dramatisation du récit et servent de relais aux sentiments du lecteur.
Tezuka Osamu, Bouddha, (vol.4, p.331), Tonkam.
Ainsi, un même instant très bref peut être montré ainsi sous plusieurs aspects, sous plusieurs angles, assumé par des points de vues divers, provoquant un décomposition de l'action et des effets de ralenti, voire de suspension du temps. En figeant ainsi l'action, le mangaka en démultiplie les effets.
2. Effets d'élasticité temporelle
2.1. Temporalité continue
Les images détaillées et multipliées d'une même
scène créent une ambiance de temporalité continue
ou ralentie qui rapproche le lecteur du personnage, comme si le temps
du lecteur en coïncidant avec le temps du personnage les unissait.
Le fait que des actions anodines soient également rapportées
avec la même minutie accentue cette complicité. Dans de
nombreux mangas, l'auteur prend le temps de se "perdre" en
considérations annexes, de faire des digressions, de présenter
les menus détails de la vie quotidienne et les pensées
de son personnage.
C'est une façon de rendre compte de l'intériorité d'un
personnage et de traiter de la quotidienneté. Ce procédé est
particulièrement sensible par exemple dans les récits de
Taniguchi. L'homme qui marche, lente déambulation d'un promeneur
contemplatif et observateur, nous amène à penser et goûter
ce que ressent le personnage par le simple recours aux images. Le fait
que les cases soient muettes (ne contiennent pas ou eu d'éléments
textuels) élimine tout indice de durée et ajoute à cette
impression qu'elles sont intemporelles.
Taniguchi Jirô, L'homme qui marche (p.98), Casterman.
Par contraste, succédant à ces scènes de dilatation temporelle, certaines scènes traitées de façon beaucoup plus compressée ou elliptique paraissent accélérées et acquièrent une plus forte intensité. Ainsi, on a pu parler de découpage analytique et de capacité de dilatation ou de contraction du temps du récit dans le manga.
2.2. Importance du héros
On parle souvent à propos du manga de centralisation sur les personnages, au sens où le récit repose entièrement sur le héros mis en scène (alors qu'en France, le thème du récit est souvent perçu comme primordial). La psychologie des personnages de mangas semble plus développée que dans la bande dessinée européenne : c'est que le lecteur est amené à passer beaucoup de temps avec son héros préféré. Cette nécessité de centrer sur un ou des personnages est liée à la narration décompressée du manga, à son système de publication en feuilletons dont la continuité est garantie par l'apparition régulière des mêmes figures mais aussi à son intérêt à mettre en scène l'homme dans son quotidien, dans la complexité de son intimité psychologique.
2.3. Rythme de lecture
Autre effet de cette multiplication des images et de cette dilatation temporelle : le temps de lecture s'avère très rapide. Le lecteur est littéralement happé par ce type de narration qui le laisse dans un suspens permanent. Et sa lecture s'accélère comme pour trouver l'issue de cette action suspendue. (Remarquez la rapidité avec laquelle un lecteur plongé dans un shônen manga peut tourner les pages, ce n'est pas qu'il ne lit pas ; au contraire, il est dans une lecture profonde et enthousiaste !) C'est que cette narration dynamique en images induit rapidité et excitation de lecture. C'est pourquoi aussi il peut être possible de lire un manga non traduit du japonais : les situations expliquées, détaillées visuellement et soutenues par quantité de codes idéographiques peuvent être décryptées assez aisément.
Cette volonté de temporalité continue et de restitution du mouvement en montrant le plus d'images possibles a souvent fait comparer le manga au cinéma. L'emprunt aux techniques cinématographiques (dans la variété des cadrages et du montage) est également une source de comparaison. Néanmoins, cette analogie peut s'arrêter là : la planche de bande dessinée inaugure une mise en scène très particulière qui n'a rien en commun avec le cinéma du fait qu'elle expose simultanément (et non successivement) un ensemble d'images au regard du lecteur.
3. Effets de mise en page
3.1. Mise en page éclatée
La planche de manga est composée très librement et joue
naturellement sur la quantité, la taille et la forme des cases.
Le découpage apparaît souvent "éclaté", échevelé,
très loin du sage "gaufrier" hergéen. Les
cases dans le même récit peuvent être trapézoïdales,
triangulaires, étirées en longueur ou en largeur, à bords
perdus, pleines pages ou étalées sur des doubles pages,
etc, et s'imbriquent dans toutes les positions. Cette variation des cadres
associée à une diversité des cadrages n'est pas
sans incidence sur les impressions et la perception du temps que peut
avoir le lecteur.
(Les exemples de mise en page "éclatée" abondent
chez Tezuka, cf. L'histoire des 3 Adolf, volume 1 pages 36, 69, 229,
250)
Matsumoto Taiyou, Ping Pong (vol.4, p.150), Delcourt.
Cette planche de Matsumoto composée de 16 cases joue sur une variété étonnante des plans, cadrages, angles de vue...
3.2. Mise en page shôjo
Le shôjo inaugure parfois un découpage différent : on y observera moins de cases, moins d'images mais une très forte esthétisation de la mise en page. Celle-ci aérée, voire aérienne, valorise le blanc de la page, blanc qui est plus ici qu'un simple séparateur de cases. La lectrice est plutôt amenée à apprécier l'ensemble de la composition de la planche plutôt qu'à se jeter dans une lecture boulimique. La trajectoire du regard sur la planche, bien que guidée par des lignes de composition, est laissée très libre et doit explorer des détails, les interpréter, apprécier les effets esthétiques.
Clamp, Trèfle (vol.1, p.18-19), Pika.
Le vêtement du personnage féminin oriente l'oil du lecteur, dans un mouvement gauche-droite descendant, vers les deux personnages principaux, mis en valeurs par le fond blanc Les cases jouent sur des correspondances et des oppositions de formes (horizontales/verticales) et de plans. Malgré une apparente liberté de découpage, la double planche des Clamp est très composée. L'emploi de cases à bords perdus ou de cases juxtaposées est lié à un souci de mettre en scène les pensées et les paroles des personnages. C'est une façon de stimuler l'intérêt du lecteur alors qu'il y a peu d'action mais plutôt des émotions ou des pensées à mettre en scène.
3.3. Personnage mannequin
Le procédé du personnage mannequin, très usité dans le shôjo manga, participe de cette recherche esthétique de la planche. Il s'agit de soustraire provisoirement le personnage principal de l'intrigue (et des cases) en le dessinant en pied, sur le bord extérieur de la planche, isolé des autres éléments graphiques. Le personnage mannequin qui empiète sur plusieurs cases sans appartenir à aucune permet de montrer dans son entier, avec parfois un luxe de détails (coiffure, vêtements), un personnage central. Il introduit également une dimension verticale dans une planche souvent découpée horizontalement.
Takahashi Rumiko, Le chien de mon patron (p.144), Tonkam.
Le héros peut aussi apparaître seul sur une planche entière, sans incidence scénaristique, un peu comme une "photographie" promotionnelle du personnage, influence probable du magazine de mode féminin sur le shôjo manga. Ce procédé participe également de la mise en valeur du héros dans le manga (cf. ci-dessus l'importance du héros).
4. Les conventions du feuilleton
4.1. Segmentation en épisodes
La spécificité éditoriale de la publication en
revue des mangas impose une segmentation du récit en épisodes, élaborés
au fur et à mesure de leur publication, dont les règles
ont peu à peu été formulées par les responsables éditoriaux.
Ce qui explique la présentation en chapitres qui se retrouve telle
quelle dans les versions complètes des tankôbon (ainsi que
parfois un bref résumé rappelant les évènements
des épisodes antérieurs).
Le fait que les chapitres soient publiés au fur et à mesure
de leur livraison ne permet pas aux auteurs de modifier éventuellement
certaines données ou incohérences que le déroulement
du récit ferait apparaître. Ces contraintes feuilletonesques
peuvent fonctionner comme des recettes éculées, des stéréotypes
ou au contraire comme des cadres stimulants (comme chez Urasawa).
4.2. Les temps forts du récit
Quelques règles de base, les mêmes que dans tout récit
feuilletonesque, sont observables :
-Le début et la fin de l'épisode doivent être des
temps forts du récit : le début doit séduire (hikisukeru)
et la fin doit tenir en haleine (hikitsugu). Chaque chapitre doit se
clore par la résolution d'une situation qui a été développée
et en même temps par un cliffhanger, un élément dramatique
censé allécher le lecteur, le tenir en haleine jusqu'à la
prochaine livraison (procédé très largement usité dans
les séries policières comme Detective Conan ou Les enquêtes
de Kindaïchi). Tezuka, dans L'histoire des 3 Adolf, réalise
un très beau cliffhanger à la fin du chapitre 1 (cf. 9
planches analysées de Tezuka).
Le mangaka a souvent recours à des procédés d'introduction
ou de fins de séquence qui vont soutenir et traduire visuellement
ces temps forts et capter ou retenir l'intérêt du lecteur.
En jouant sur des effets de déroulé, de variations des
plans et de plan-séquence, les entrées et fins de séquence
traduisent visuellement ce qu'aucun texte ne viendra préciser.
Les manga utilisent en effet peu ou pas de commentaire narratif (peu
de cartouches du type : "à ce moment là", "dans
ce lieu là", etc), la longueur du récit permet d'apporter
par les images ces précisions.
Takayama Kazumasa, Le robot de l'espace (p.9), Casterman.
Exemple de schéma usité : une grande case associée à un
plan d'ensemble situe le lieu et l'heure, un travelling avant avec resserrement
du plan précise le contexte, un troisième introduit un
ou des personnages en situation. Ce procédé d'introduction
permet d'amener visuellement et lentement le sujet pour dramatiser ensuite
l'action ou accentuer le suspense.
La fin de séquence clôt les scènes en inversant ce
type de déroulé général / particulier, partant
d'un détail pour finir sur un panoramique. L'intérêt
du panoramique est de créer une ambiance mais aussi un espace
d'aération (en permettant éventuellement de gagner quelques
pages pour le mangaka !)
Tezuka aime à inverser ce type de schéma : partant d'un
très gros plan incompréhensible, il recule la prise de
vue par plans progressifs jusqu'à donner à voir l'ensemble
de la scène. L'effet pique la curiosité du lecteur et l'amène à entrer
par le biais d'un détail au sein d'une scène plus vaste.
Chaque chapitre doit faire apparaître un élément
nouveau du récit et comporter au moins un moment important, qui
pourra se concrétiser dans une case ou planche spectaculaire dont
le rôle est essentiellement dramatique. Ce sera une image pivot
qui devra impressionner le lecteur, qui exprimera une décision,
annoncera une révélation, amènera un personnage
qui détient une clé pour le récit, etc. En général,
cette scène est savamment amenée par l'enchaînement
des cases précédentes. (C'est le cas de la planche 16 du
volume 1 de L'Histoire des 3 Adolf).
L'auteur opère généralement pour ce moment saisissant
un changement de découpage ou de cadrage visible : après
une suite de plans serrés, une grande case ou une image épurée
sans bordure ou décor permet de mettre en valeur une situation
ou une émotion particulière.
Tezuka Osamu, Bouddha (vol.1, p.141), Tonkam.
Parfois, les auteurs utilisent ce type de planche ou d'images de façon outrancière ou systématique (on observe ce même type de procédé dans les feuilletons télévisés : la musique se fait plus forte et dramatique, le plan se resserre sur le visage du détective qui est sur le point de révéler le nom du coupable, suspens maintenu par un fondu au noir)
Partant de l'idée que les responsables de mangashi sont prêts à tout
mettre en oeuvre pour séduire et conserver leur lectorat, il n'est
pas rare que, cherchant à prolonger au maximum une série à succès,
de fortes pressions soient exercées sur l'auteur. (La fin des
séries Slam Dunk et Dragon Ball qui s'annonçait quasiment
en même temps représentait un événement très
problématique pour le magazine Shônen Jump. Si bien que
tout fut fait pour renouveler l'intérêt des lecteurs en
retardant artificiellement les dénouements. Résultat :
les combats et les faux coups de théâtre n'en finissaient
plus de se répéter au grand désarroi des auteurs
eux-mêmes.)