Société
Avant-propos
La présence importante et croissante de titres de mangas en France qui fait de notre pays le deuxième "consommateur" de mangas (après le Japon) peut nous amener à considérer ces livres comme autant d'introductions possibles à une meilleure appréhension de la culture et de la société nippones. La question de savoir ce que le manga peut nous apprendre du Japon est en fait implicitement liée à l'engouement du public français pour la lecture de mangas. Car une des motivations principales des lecteurs de manga (et en particulier des lecteurs adolescents) se révèle être l'attirance pour la culture japonaise, univers perçu comme exotique, radicalement étranger et que le manga par son ton fantaisiste, son humour, ses spécificités graphiques et narratives alliés à l'universalité de ses thèmes rend aussi étrangement proche et attractif. Ainsi, on verra comment le manga à travers la diversité de ses fictions peut inviter le lecteur occidental à une véritable rencontre culturelle avec le Japon.
Les titres japonais que nous trouvons traduits en France (environ 700 séries disponibles sur le marché) sont ceux qui ont été sélectionnés par nos éditeurs français selon diverses stratégies allant du pur hasard (en particulier au début des années 2000) jusqu'à la construction rationnelle d'un catalogue. Actuellement, plus au fait du marché japonais et des intérêts du lectorat français, les éditeurs français s'appuient sur des critères de sélection précis et témoignent d'un souci plus grand de leurs lecteurs. C'est ainsi qu'après s'être essentiellement focalisés sur le shônen manga, les éditeurs ont diversifié leurs catalogues vers le shôjo, le seinen, le josei manga et cherchent un développement à plus long terme du marché (fidélisation des lecteurs, indication d'âges, stratégie de collections...). Mais il faut bien garder en tête que les mangas traduits en France ne sont pas représentatifs, en terme de diversité ni de quantité, de l'édition japonaise (environ 1/7 de la production nous parvient, et bien des styles/genres/thématiques sont absents). Les titres sélectionnés et traduits nous informent donc plus sur les goûts (supposés) du public français par les éditeurs français que sur ceux, réels et plus larges, des Japonais... Néanmoins, c'est à partir de quelques grandes tendances observées dans ces séries traduites que nous allons nous interroger sur ce que ces mangas nous apprennent de la vie japonaise, en sachant qu'il n'y a pas dans cette sélection une intention stratégique des éditeurs ou de la culture officielle nippones de donner une image particulière du Japon à l'étranger et que l'aspect documentaire que nous accorderons à certains mangas ne résulte pas d'une volonté particulière de leurs auteurs.
De par son attachement à raconter le quotidien et aussi par le fait qu'aucun sujet ou thème n'est a priori tabou, la bande dessinée japonaise explore bien plus de problématiques que n'importe quelle autre bande dessinée. Elle propose des informations considérables sur la vie quotidienne au Japon, sur son histoire, sa culture, ses valeurs fondamentales, témoignant des ressources d'une société qui est passée en moins de cent ans, presque sans transition ni étape intermédiaire, du féodalisme à la cybernétique. Mais le manga n'hésite pas aussi à dévoiler les paradoxes et les malaises d'une société post moderne, thèmes qui, hors de l'archipel, trouvent un écho auprès d'un large lectorat. Dévoilant des dysfonctionnements sociaux, le manga se révèle bien plus engagé qu'il n'y paraît, même s'il ne revendique pas particulièrement d'utilité, de rôle social ou encore moins de prétention artistique. Mais, du fait de l'impact et de l'intérêt de son lectorat au Japon, c'est un moyen d'expression à forte implication et interaction sociale. Le manga reflète des mouvements d'opinion, les expriment et aussi les influencent proposant un aller-retour constant entre la réalité et sa transposition réaliste ou fantastique.
1. Le quotidien est le cadre naturel du manga
Tout ce qui est de l'ordre de l'anecdote et de la description de la
vie quotidienne dans le manga est perçu comme foncièrement
exotique par le lecteur français : que ce soit les paysages urbains
ou ruraux, les vêtements contemporains ou anciens, la nourriture,
les relations familiales ou sociales, tout apparaît comme radicalement
différent. Le quotidien le plus courant dans le manga relève
déjà de la fiction la plus fantastique pour des français
! Un monde où l'on mange des aliments inconnus, où l'on
va en uniforme à l'école, où l'on dort sur un matelas
qu'on roule au matin dans un placard, où l'on conduit à gauche,
où on enlève ses chaussures en entrant chez quelqu'un,
où la parole est codée en fonction de son interlocuteur,
où le monde invisible du spirituel et du religieux cohabite constamment
avec le réel, tout est déroutant et terriblement attractif.
Sans compter que le dépaysement commence avant même la lecture
du livre puisque la plupart des mangas se lisant dans le sens japonais
de lecture (droite -gauche), on débute donc par ce qui est traditionnellement
la fin ...
Une des grandes tendances du manga est de s'attacher à décrire
le quotidien, celui du monde de l'école, de la famille, du couple
ou du travail. Nombreux sont les récits à mettre en scène
des personnages simples pris dans des problèmes courants, tiraillés
entre vie sentimentale et vie professionnelle. A travers l'exemple que
nous prendrons, celui de l'école, nous tenterons de montrer comment
le manga détaille et nous renseigne sur l'univers quotidien des
adolescents japonais.
Umezu Kazuo, L'Ecole emportée (vol.1), Glénat.
De la comédie sentimentale du shôjo aux tragédies violentes du young seinen en passant par le récit d'amitié du shônen, il n'y pas un manga qui ne mette en scène des enfants et des adolescents sans les faire aller à l'école se débattre avec les petits et grands problèmes de la vie de tous les jours. L'école peut être le cadre de la vie quotidienne du héros (Love Hina, Azumanga Daioh, GTO) mais elle peut être aussi dans les récits de SF ou d'horreur le cadre du déroulement de l'action. Dans L'école emportée, c'est toute l'école primaire qui s'envole dans un monde parallèle plongeant les enfants dans la panique et les enseignants dans la folie ; dans Parasite, alors que la terre est envahie par d'étranges extra-terrestres qui prennent possession des humains, et que notre héros est aux prises avec un de ces parasites, il n'en continue pas moins d'aller au lycée alors qu'autour de lui se déroulent meurtres et carnages ; dans Tomié, c'est une jeune lycéenne aux étranges pouvoirs qui décime sa classe ; dans Battle Royale, c'est au sein d'une classe que se déroule une atroce compétition pour survivre ; dans Quartier lointain, c'est aussi à l'école que le héros quadragénaire redevenu adolescent redécouvre tous les sentiments et tourments liés à son âge.
Iwaaki Hitoshi, Parasite (vol.1), Glénat.
Les allusions aux contraintes du système scolaire sont constants, ne serait ce que par le simple port de l'uniforme par les personnages : l'uniforme récurrent dans les mangas est à la fois signe de réalisme (puisqu'il est porté dans les écoles publiques comme privées afin d'atténuer les barrières sociales et développer le sentiment d'appartenance à un groupe) mais aussi signe de fantaisie du manga. Car l'uniforme est parfois réinventé par le mangaka qui le détourne de son origine pour en faire une panoplie idéale de superhéros ! Le manga s'amuse à détourner la signification même de l'uniforme en exacerbant ce qu'il est censé gommer - l'individualité - qui reprend ainsi ses droits. L'uniforme le plus célèbre du manga est celui des Sailor Moon : le sailor fuku (l'uniforme féminin composé de le jupe plissée et du haut à col marin) devient la tenue guerrière des magical girls ! On peut être à la fois une lycéenne banale et avoir une mission aussi importante que sauver la Terre...
Takeuchi Naoko, Sailor moon (vol.2), Glénat.
La tenue des Sailor Moon a même développé et influencé toute
une mode féminine vestimentaire autour de l'uniforme (la fille
en uniforme faisant partie des phantasmes de l'imaginaire masculin nippon,
lié à celui de la lolita). Car si les mangas s'inspirent
de la réalité et de la vie quotidienne, la réalité à son
tour peut être modifiée sous l'influence des mangas. Les
auteurs de shôjo manga aiment en effet s'inspirer de la mode pour
habiller, coiffer, maquiller aux dernières tendances leurs héroïnes
(Nana, Paradise Kiss, Ceux qui ont des ailes) L'influence de la presse
féminine est forte dans le shôjo manga ; le personnage mannequin,
caractéristique graphique du manga, pourrait être une expression
de cette influence (le personnage montré en pied, est dessiné hors
ase et a une valeur plus esthétique que narrative, le mangaka
peut détailler à loisir coiffure et tenue vestimentaire
de son personnage). A leur tour, les tendances de la mode se trouvent
influencées par le look des personnages de mangas. Si les cosplayers
(*) imitent strictement les tenues de leurs personnages favoris dans
un but plutôt festif, les jeunes des quartiers branchés
de Tokyo introduisent dans la mode réelle les trouvailles vestimentaires
du manga.
Dans tous ces mangas où l'école est un des lieux principaux,
le leitmotiv est toujours celui-ci : étudier est essentiel. Ce
sont en général les mères des personnages qui passent
leur temps à rappeler à leur progéniture l'importance
de la réussite scolaire, symbolisée par l'obtention du
diplôme de fin d'études au lycée mais surtout par
le concours d'entrée à l'université. Car entrer
dans une grande université au Japon, c'est l'assurance quasi certaine
d'en sortir diplômé et de trouver facilement un emploi qui
sera bien rémunéré. Or, plus l'université est
renommée, plus le concours d'entrée est difficile et sélectif.
A travers bien des mangas, on a le sentiment que les personnages jouent
pratiquement leur destin sur ce concours ! Pour y parvenir et afin de
les préparer intensivement, beaucoup de lycéens japonais
iront en fin de journée prendre des cours dans des écoles
spécialisées. Cette échéance du concours
d'entrée à la faculté et la pression qui y est liée
donnera lieu dans les mangas à des scènes tragiques ou
comiques. Dans Paradise Kiss, l'héroïne se sent terriblement
coupable lorsqu'elle rate ses fameuses heures de cours complémentaires,
incapable d'avouer à ses parents qu'elle se sent attirée
par une autre voie (qui sera celle de la mode) plutôt que par celle
du concours universitaire. Dans Imbéciles heureux, alors que le
héros est en proie à une aventure très déstabilisante,
sa mère s'obstine à lui répéter nlassablement
de se concentrer sur ses examens au point qu'il finit par imaginer la
tuer... Que les récits soient réalistes ou fantastiques,
ce système des cours du soir, commencé parfois très
jeune, est invariablement évoqué (Hikaru, Love Hina, Gogo
Monster) présenté parfois de façon banale et acceptée,
parfois comme une pression supplémentaire et insupportable.
Yazawa Ai, Nana (vol.4), Delcourt / Akata.
L'univers quotidien de l'école avec ses repas pris sur place, dans la classe et qu'on apporte soi même (les fameux bentô, plateaux repas), où les élèves participent à tour de rôle à l'entretien de la classe et de l'école, dévoile toute une organisation où la notion de système de vie collective est très fort. Le système des clubs scolaires d'ailleurs apparaît aussi comme une structure supplémentaire de ce système collectif. Au sein de chaque école, les élèves s'organisent de façon autonome et constituent des clubs qui réaliseront des activités diverses pouvant être présentées lors des fêtes qui se déroulent à chaque saison, donnant lieu à des espèces de kermesses, festivités, concerts très appréciés des élèves... Les mangas nous présentent plus ou moins précisément ces clubs : du club sportif au très exotique club des amis du thé ! Les Princes du Thé met en effet en scène les rivalités et les petites histoires des groupes d'élèves à travers ces clubs hiérarchisés : une cruelle présidente des associations des élèves trouve un malin plaisir à écraser les petits clubs de l'école. Nos héros du club du thé qui pourraient trouver de l'aide grâce à l'intervention de deux petits génies du thé, tentent de se débrouiller sans avoir recours à la magie.... Enfin, la violence scolaire qu'elle soit due à la répression des adultes ou le fait des brimades des autres élèves est aussi développée. L'ijime "persécutions diverses exercées par des élèves sur un camarade plus faible et isolé" est aussi un phénomène de société évoqué dans les mangas. Dans Imbéciles heureux (vol.2), un élève subissant racket et violences de la part d'un groupe d'élèves, est acculé au suicide ; il trouve un appui inespéré auprès de l'un de ses professeurs. Mais l'administration scolaire et les parents des autres élèves refusent de reconnaître les faits et de prendre des sanctions et la victime devient l'empêcheur de tourner en rond...
Shaku Eishô, Imbéciles heureux (vol.2), Delcourt / Akata.
2. Le shônen développe les valeurs traditionnelles du confucianisme
Au-delà de cette évocation de la vie quotidienne à l'école
ou au bureau, on peut percevoir dans les mangas tout un ensemble de valeurs
morales spécifiquement japonaises.
Le shônen manga qui s'adresse à de jeunes garçons
(l'âge du héros est calibré sur celui du lecteur
pour entrer en résonance avec lui) est entièrement traversé par
des valeurs traditionnellement très importantes au Japon mises
en place pendant la période d'Edo (1603-1867) qui se réfèrent
au confucianisme et au code de l'honneur des samouraïs : loyauté,
obéissance aux aînés et au gouvernement, primauté du
groupe sur l'individu. (cf. note 1)
Le shônen manga se présente souvent comme un récit
d'initiation où le jeune héros devra triompher d'un parcours
semé d'embûches par le recours essentiel à ces valeurs
que sont le sens de l'honneur, le respect des anciens et le dépassement
de soi, valeurs directement héritées du confucianisme.
Très souvent naïf et inculte, peu doué dans le domaine
où il sera amené à faire ses preuves, le héros
de shônen traverse en général, après un temps
de désespoir et de doute, une rude période d'apprentissage
où l'effort et le travail seront valorisés et où la
compétition avec les autres aura toujours un effet stimulant.
Devenu résistant et conscient, il aidera ensuite les autres dans
les épreuves. Que ce soit dans les récits historiques (en
particulier de samouraï, Kenshin), de sport (Noritaka, Slam Dunk),
de quête (Dragon Ball, Naruto, One piece) ou d'enquêtes policières
(Detective Conan, Kindaïchi), les shônen mangas puisent constamment
dans la mythologie guerrière et les codes de l'honneur, n'hésitant
pas non plus à revendiquer un certain chauvinisme (en particulier
lors d'affrontements sportifs internationaux). Un sondage réalisé par
le magazine Shônen Jump dans les années 70 auprès
de son jeune public avait mis en évidence les trois thèmes
de prédilection de son lectorat : amitié, persévérance
et victoire. Le journal a depuis lors toujours été fidèle à ces
thèmes. Comme l'expliquait l'éditeur de Shônen Jump,
ces hebdomadaires "montrent que si vous travaillez dur, vous pouvez
tout accomplir. Et cette philosophie plait autant aux enfants qu'aux
adultes". "Ce qui fait acheter Shônen Jump et les
autres revues pour garçons à un public de 6 à 60
ans, c'est semble-t-il ces valeurs d'amitié, de persévérance
- des valeurs de battants. Tout au long de leurs efforts pour reconstruire
leur pays après guerre, puis pour relever leur économie
depuis la récente récession, les Japonais ont continué à trouver
inspiration et consolation auprès des héros de shônen
mangas" (cf. ref.1).
Le shônen peut apparaître à la fois comme l'héritier
de ces valeurs traditionnelles de combativité et de pugnacité qui
ont participé à l'édification du Japon, comme un
guide pragmatique de philosophie personnelle toujours en cours et comme
une perpétuation de cet esprit national fondé sur l'espoir
social et l'épanouissement individuel. Shônen peut d'ailleurs être
traduit par « peu d'années » mais aussi par "coeur
pur"....
Le manga accorde aussi de l'importance à des choses qui ne semblent
pas en avoir, il a une façon d'approcher la trivialité,
la quotidienneté. Finalement, ce qui est important ce n'est pas
l'aventure que va vivre le personnage, c'est comment lui, cet individu
là, va la vivre, comment il va en sortir changé, transformé,
les doutes par lesquels il va passer, les voies qu'il va emprunter pour
s'en sortir. Le triomphe, même dans les séries de compétitions
sportives, est d'abord intérieur et ne résulte pas dans
le fait de brandir le trophée de la victoire finale. Le shônen
manga pose le défi constant de ses propres limites et engage au
dépassement et à l'accomplissement de soi (c'est sûrement
un de ses attraits essentiels pour les adolescents). C'est pourquoi le
héros japonais toujours en perpétuelle évolution
est plus réaliste et plus proche du lecteur.
Et pourtant, malgré la présence en filigrane de ces valeurs
morales, le shônen n'apparaît pas moraliste ou moralisateur.
La force du shônen manga réside dans la capacité des
auteurs d'insuffler à leurs aventures un ton humoristique ou parodique
qui donne légèreté et fantaisie, qui allège
sans pour autant déconstruire le récit. Les adolescents
sont très sensibles à cette complicité que les auteurs
entretiennent avec leurs lecteurs, que ce soit par une autodérision
constante ou par des clins d'oeil appuyés (l'auteur peut se mettre
en scène dans le corps même du récit ou dans des
colonnes avoisinantes, excusant son retard de production auprès
de l'éditeur, commentant l'action, s'interrogeant sur les motivations
des personnages, leur donnant la parole en coulisse...) L'outrance et
l'utilisation pléthorique des procédés graphiques
propres au genre (détails foisonnants, déformations exagérées
des corps ou des visages, disproportion entre les réactions des
personnages et la réalité des scènes...) participe
de cette énergie et de ce ton résolument fantaisiste et
parodique. Le manga se prend rarement au sérieux et aime à jouer
avec les codes propres de la bande dessinée et le pacte implicite
de lecture, rappelant sans cesse que ce n'est qu'une bande dessinée
que vous lisez et que la lecture d'un manga n'est qu'un divertissement,
activité à la fois sérieuse et légère,
importante et dérisoire, qui engage votre participation active
de lecteur mais fait aussi appel à votre sens complice de l'humour.
Conseils de lecture shônen :
HASHIGUCHI Takashi. - Yakitate !! Japan (4 tomes, série en cours). - Akata.
HOTTA Yumi et OBATTA Takeshi. - Hikaru no go (21 tomes parus, série en cours en France, achevée au Japon en 23 tomes). - Tonkam.
Ueda, Hiroshi. - L'opéra de Pékin - Kami, 2006. Série complète en trois volumes.
3. Un optimisme lié au bouddhisme
"En nous apportant une vision orientale du monde et de la psychologie humaine, le manga se révèle plus en phase avec nos attentes actuelles ...". Rodolphe Massé dans cet article (ref. 2) consacré à l'esprit du zen dans le manga montre que « s'interroger sur les racines bouddhistes du manga permet de mieux cerner l'arrière plan culturel, philosophique, esthétique et spirituel caché derrière la scène de quotidien ou de combat a priori la plus anodine d'un shônen » La philosophie bouddhiste qui induit une vision du monde non manichéiste, non dualiste, se lit dans le traitement psychologique des personnages de manga : le héros cache souvent une part d'ombre, rien n'est jamais tranché, les personnages cèdent aussi moins facilement à des émotions négatives que leurs équivalents occidentaux. Dans le traitement graphique, l'attachement aux détails, à la valeur poétique de l'instant reflète aussi l'art zen qui est sensible à l'évanescence des choses et des êtres. Très visible chez des auteurs comme Taniguchi, Matsumoto ou Tsugé, où le contemplatif l'emporte sur le narratif, l'esprit zen peut aussi se sentir dans la façon de découper et de dilater l'action, procédé narratif caractéristique du manga. Le manga qui privilégie l'aspect visuel et l'expressivité du dessin aime à "décompresser" l'action le plus possible, à étirer le temps de lecture en multipliant les images et en minimisant les ellipses temporelles provoquant ainsi une ambiance de temporalité continue qui est censé rapprocher le lecteur du personnage (comme si le temps du lecteur devait coïncider avec le temps du personnage). La longueur accepté (et/ou souhaité du récit) qui permet de développer un nombre important d'images s'attache ainsi à rendre compte de l'intériorité psychologique d'un personnage. Enfin, pour l'auteur de l'article ci-dessus mentionné, la fascination que le manga exerce sur les jeunes générations peut être expliquée par la présence de cette philosophie spirituelle sous jacente, philosophie positive et pratique qui cherche à embrasser l'âme humaine et à en accepter les contradictions. Toute l'oeuvre de Tezuka, le père fondateur du manga et un de ses plus prolifiques auteurs, témoigne de cette approche spirituelle de la condition humaine et d'un profond humanisme. Dans Bouddha, où il revisite la vie et le message du sage Siddhartha, ou dans Phoenix, fable sur l'immortalité qui traverse civilisations et continents depuis l'origine de l'homme jusqu'au futur le plus lointain, Tezuka a toujours eu à oeur de célébrer la vie sous toute ses formes et a toujours incité ses lecteurs à la respecter : "Ce que j'ai cherché à exprimer dans mes oeuvres tient tout entier dans le message suivant : aimez toutes les créatures ! aimez tout ce qui est vivant !"
4. La difficulté de concilier tradition et modernité
A travers d'autres genres largement représentés en France
par les mangas, le fantastique et la science-fiction, se trouvent exprimées
de grandes interrogations ou angoisses liées à la réalité sociale
et technologique du Japon contemporain. Sous forme de grandes fresques épiques
ou de contes intimistes, ces récits qui tiennent plus de l'anticipation
que de la fantaisie, expriment l'extrême difficulté de concilier
les valeurs traditionnelles et la modernité, due à la technologie
galopante et dont le modèle s'est imposé -de plus- comme
occidental. Les récits fantastiques seront nombreux à donner
la part belle à l'irrationnel sur le réel, à opposer
tradition et mysticisme à modernisation, synonyme de l'abandon
du sacré et de la mémoire des anciens.
Le respect des traditions sous la forme du respect de la nature et des
valeurs ancestrales "un ensemble de notions toujours liées à la
religion animiste- se heurte violemment aux exigences d'une société moderne,
soumise à l'intérêt de quelques-uns et rongée
par l'appât du gain. On retrouve aussi ces thèmes dans le
cinéma de Miyazaki : l'homme mange, détruit l'espace vital
de la Nature et rompt ainsi l'équilibre des anciens temps provoquant
alors la colère et la révolte de la Nature. Ce thème
de l'homme face à la nature qu'il ne maîtrise plus, avec
qui il a rompu le pacte passé par les anciens, est omniprésent.
(Dans le Dieu Chien, la nature se rebelle contre les hommes et décide
d'exterminer tous les humains). Tajikarao, récit à la veine
fantastique et écologique, met en valeur un aspect de la culture
légendaire japonaise qui refuse de disparaître face aux
absurdités du monde contemporain. Un petit village de la région
montagneuse de Kyûshû au sud du Japon ancré dans les
traditions, où ne vit plus qu'une poignée de vieillards
et une étrange jeune fille qui vouent un culte à Tajikarao,
dieu protecteur du village, se retrouve confronté à un
groupe politico mafieux qui veut racheter des terrains pour construire
une usine de traitement des déchets. La mise en scène de
la résistance de ce village qui veut continuer à vivre
en marge du monde moderne, tout en se doublant d'une réflexion
sur le conflit des générations, dénonce les technologies,
les pollutions qu'elles provoquent, la corruption des gens de pouvoir
et l'hypocrisie du discours politique.
Mori Jimpachi et Yoshikai Kanji, Tajikarao, l'esprit de mon village (vol.4), Delcourt / Akata.
Kaikisen met aussi en scène Amidé, une petite ville côtière devenant l'enjeu de promoteurs immobiliers défigurant le littoral. Or, une légende raconte qu'autrefois un pacte fut passé entre le prête shinto d'Amidé et une ondine qui assura la prospérité de la cité. Ce pacte qui engage à protéger l'oeuf de l'ondine à l'intérieur du temple et à le rendre à la mer tous les 60 ans, a toujours été respecté par les prêtres de la famille Yashirô. Or, le dernier en date, qui est également maire, a tendance à se laisser séduire pas les propositions alléchantes de promoteurs immobiliers. Son fils Yôsuké, après avoir douté de l'existence de l'ondine est ébranlé par d'étranges phénomènes. Alors, fidèle aux injonctions de son grand-père malade, qui incarne la sagesse des anciens, il tente de protéger l'oeuf et de rappeler à son père les engagements passés. Le jeune Yôsukéincarne parfaitement ce conflit du Japonais pris entre ce respect des traditions passées, source d'équilibre et d'harmonie et l'évolution néfaste d'un présent destructeur.
Kon Satoshi, Kaikisen, Casterman (Sakka).
L'écologie, désertification rurale, saccage des littoraux, pollution industrielle -et les scandales politico financiers liés aux spéculations foncières, sont ainsi au oeur des préoccupations des mangas à la veine fantastique. Ils prennent à bras le corps des problèmes bien réels du Japon qui a connu, pendant la période de Haute Croissance économique dans les années 60, une véritable dégradation de son environnement et une accentuation des disparités entre les régions, surexploités d'un côté, délaissés de l'autre. La grande majorité des Japonais subit les conséquences du capitalisme sauvage de ces années et de la spéculation foncière des années 80 qui a balayé des quartiers entiers au profit de centres villes envahis par des immeubles immenses truffés de bureaux. Les plans d'aménagement des littoraux répondaient aussi moins à l'intérêt général qu'à celui des entreprises de génie civil... La nature à la fois victime et révoltée est donc très souvent traitée dans les mangas dans son rapport d'opposition à l'industrialisation galopante. Dans Nausicaä Miyasaki décrit la « Mer de décomposition », une forêt de bactéries et de champignons peuplés d'insectes monstrueux qui s'étend sur la planète à la suite de guerres et qui dégage des miasmes nocifs. Miyazaki en écrivant ce manga évoquait le drame réel de Minamata, une ville japonaise établie au bord d'une baie quasi fermée dans laquelle une usine adéversé pendant des années (50 et 60) du mercure, empoisonnant les poissons et des milliers de personnes. Ce scandale étouffé longtemps révéla par la suite la complicité des pouvoirs politiques, économiques et médiatiques et marqua le début de contestations et de luttes civiques contre la croissance à n'importe quelle prix et contre l'enrichissement éhonté de quelques uns au détriment de tous. Egalement, les scandales à répétition dans les années 80 liés à la corruption du monde politique et économique sont aussi retranscrits dans certains mangas. Cette corruption et la sclérose du monde politique japonais, due à une quasi-absence d'alternance du pouvoir depuis une cinquantaine d'années est bien décrite dans Sanctuary, à travers le parcours de deux personnages -un yakusa et un député- bien décidés à s'emparer du pouvoir...
5. L'angoisse d'un pays fragilisé
Dans les récits de science-fiction, la science est montrée
dans son aspect le plus négatif et en particulier dans son utilisation à des
fins de destruction massive de l'homme. Les mangas dénoncent le
monde scientifique montré comme un microcosme sans moralité,
où cupidité et absence d'éthique des industriels
s'allient aux dérives de la recherche scientifique et aboutissentdécrire
l'agonie de l'archipel (Akira, Spirit of the sun, Dragon Head...) dans
de grandes scènes d'actions démesurées et de violence
non contenue. à des scénarios apocalyptiques.
Les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki ont été des
véritables catastrophes générant un traumatisme
durable pour le peuple japonais dont on perçoit l'importance et
la gravité dans de nombreux mangas. La dénonciation des
ravages de la guerre est très souvent liée à la
condamnation de la fabrication des armes de destruction massive et des
militaires qui les utilisent sans savoir les contrôler. Seul pays à avoir été exposé à des
bombes nucléaires atomiques, le Japon se ressent comme un territoire
fragile, isolé dans son insularité, exposé au danger
d'une destruction totale, soumis de plus à de perpétuels
tremblements de terre et de nombreuses catastrophes naturelles (tsunami,
raz de marée...). Le manga reflète cette angoisse de la
destruction du Japon et possède vraiment une veine catastrophiste,
se plaisant parfois à décrire l'agonie de l'archipel (Akira,
Spirit of the sun, Dragon Head...) dans de grandes scènes d'actions
démesurées et de violence non contenue.
Kawaguchi Kaiji, Spirit of the sun (vol.1), Tonkam.
Un autre thème récurrent est celui de la manipulation
génétique, de la mutation de ce qui fonde l'essence même
de l'humain. De nombreux récits vont mettre en scène l'horreur
de ces manipulations génétiques, où les enfants
et les animaux sont les cobayes et les victimes de ces expériences
scientifiques. Dans Akira, des manipulations génétiques
organisées par un pouvoir paramilitaire sont à l'origine
d'enfants mutants aux pouvoirs incontrôlables qui aboutiront à la
destruction de Tokyo. Dans Larme ultime, une petite jeune fille devient
malgré elle une arme militaire, son corps pourtant si fragile
mute en une arme d'une extrême violence et devient l'enjeu de toute
une nation en guerre. Dans le Chien Blanco, l'animal, conçu génétiquement
par une république d'Europe de l'Est pour être une arme
secrète redoutable devient un super chien qui est aussi présenté comme
un être sensible, victime de la folie des hommes.
A travers cet axe de la mutation génétique, le manga pose
ces questions : Qu'est-ce qui fonde l'humain ? Quel est son essence ?
L'homo sapiens sapiens est-il le dernier maillon de la chaîne de
l'évolution ? Ne pourrait-il pas y avoir une autre créature,
meilleure, différente après nous ? Malgré sa fascination
pour le technologique (le mecha *), le manga de science-fiction reste
concentré sur l'humain. A travers la figure du robot et plus particulièrement
celle du cyborg, l'homme augmenté -celui qui a fusionné avec
la machine-, ce thème de l'essence de l'homme traduit une interrogation
sur la place accordé à l'humain dans une société fondée
sur la haute technologie (Gunnm, Ghost in the Shell dont Matrix est très
influencé). Issu du contexte de fort développement des
technologies robotiques et des débats sur les implications scientifiques,
philosophiques et sociales qu'elles engendrent, le motif du robot permet
de toucher du doigt toute l'ambiguïté du développement
technologique : conduit-il au bien-être et au bonheur de l'homme
ou accélère-t- il la disparition de l'humanité ?
Takahashi Shin, Larme ultime (vol.2), Delcourt / Akata.
Taniguchi Jirô, Le chien Blanco (vol.2), Delcourt / Akata.
Car le questionnement proposé par le manga apparaît souvent double : la question « qu'allons-nous devenir ? » est toujours liée à "comment être heureux ?" Cette double problématique qui porte à la fois sur l'avenir de l'humanité comme sur le sien propre montre la capacité de ce média de toucher au plus intime de l'individu, de l'interpeller de façon pragmatique en le plaçant au centre de toutes les réflexions qui touchent au politique, au social, à la science et au développement technologique et, au-delà de toute frontière, à la philosophie et à la spiritualité.
Kishiro Yukito, Gunnm (vol.4), Glénat.
6. Le manga historique, véritable manuel illustré sur l'histoire du Japon
Les récits historiques occupent une place importante dans la
bande dessinée japonaise. Ils sont peut-être les seuls en
tant que récit de fiction à pouvoir revendiquer une intention
documentaire.
On peut découvrir et approfondir toute l'histoire du Japon en
lisant des mangas ! Du plus bas 13ème au 20ème siècle,
toutes les époques sont abordées, depuis Ikkyû, Princesse
Tsuru ou Stratège, jusqu'à Sanctuary en passant par Ayako,
L'histoire des 3 Adolf ou Gen d'Hiroshima..., empruntant parfois à la
veine biographique ou autobiographique. Ikkyû est le récit
monumental d'un moine japonais (fils caché de l'empereur du Nord)
au début du15ème siècle, poète, peintre,
vagabond, noceur, bref une grande figure populaire de la culture nippone.
Le récit prend la forme d'un conte picaresque animé d'un
véritable souffle épique tout en étant une chronique
politique et sociale pointue de l'époque et un récit d'initiation
spirituelle.
Plutôt destinés aux adultes (dans la veine du gekiga*) quand
le propos s'avère précis et documenté, les récits
historiques, en particulier le récit de samouraï (jidaïmono),
sont toujours évidemment liés à un contexte politique
et social plus ou moins mis en valeur dans le manga. Depuis Kenshin jusqu'à Satsuma,
en passant par Tengu ou Lone Wolf and Club, les mangas s'attachent à travers
des récits d'action à décrire la période
d'Edo, les différentes castes de samouraïs, la vie quotidienne
des paysans, la guerre intérieure que se livre l'empereur et le
shogun, l'importance et la notion d'honneur omniprésente dans
le bushido (voie du guerrier) qui imprégna le Japon pendant des
siècles. Les récits de sabre tout en s'attachant à un
héros "souvent d'ailleurs déclassé ou atypique
: rônin, samouraï sans maître, samouraï accompagné d'un
enfant- livrent souvent un témoignage politique et historique
de grande qualité sur le Japon du XVIIIème siècle
(Hirata, auteur de la série Satsuma est aussi un spécialiste
de l'histoire du Japon et un maître calligraphe).
Hirata Hiroshi, Satsuma, l'honneur des samourais (vol.3), Delcourt / Akata.
D'autres récits en évoquant la seconde guerre mondiale
(Gen d'Hiroshima, L'Histoire des 3 Adolf,) apporteront un témoignage
"de l'intérieur" sur le Japon pendant la guerre. Avec
Gen qui raconte l'histoire d'un enfant vivant à Hiroshima avant,
pendant et après le bombardement d'avril 1945 et sur plusieurs
années,
on verra combien la propagande nationaliste et l'enrôlement de
la population japonaise ont été fondamentales pendant la
guerre, comment à quelques kilomètres d'Hiroshima, les
rescapés du bombardement vont se heurter à l'indifférence
des autres habitants qui n'ont pas conscience du drame, l'inhumanité du
traitement réservé aux Coréens que les équipes
médicales refusent de soigner, le phénomène des
gamins orphelins s'organisant en bandes pour survivre... Même si
l'auteur ne prétend pas faire oeuvre d'historien mais cherche
plutôt à témoigner en tant que survivant d'Hiroshima,
son récit par son ampleur et ses précisions (10 volumes)
apparaît comme une source documentaire inestimable.
D'autres mangakas (Hino, Tezuka) s'enhardirent sur des terrains plus
ou moins interdits par la culture officielle en se penchant sur des périodes
troubles de l'histoire, en particulier sur la conduite du Japon lors
de la colonisation de la Corée et de la Mandchourie, évoquant
les exactions de l'armée japonaise sur ces peuples (cf. note 2).
Le gouvernement japonais aujourd'hui encore minimise ces massacres et
refuse de les reconnaître officiellement, créant des tensions
permanentes avec la Chine sur ce sujet. L'extrême droite japonaise,
ultra nationaliste et influente dans les années 90, qui imposa
dans les manuels scolaires une version expurgée des responsabilités
japonaises pendant la guerre, a prôné une vision révisionniste
de l'histoire que l'on retrouve dans certains mangas (Kobayashi, Manifeste
pour un nouvel orgueillisme, non traduit en France). Ainsi, le manga
apparaît comme parcouru par des tendances et des courants divers,
s'emparant de ce thème central de la souveraineté nippone
et du nationalisme avec une certaine liberté, avec ou contre la
culture officielle. Zipang qui projette un navire actuel des forces navales
d'autodéfense, comme l'avait été le Nimitz, au oeur
de la bataille de Midway en 42 pose le problème de cette souveraineté japonaise
toujours soumise par la Constitution de 46 à la non-intervention
militaire et liée diplomatiquement aux Etats"Unis (l'article
9 de cette constitution stipule que le peuple japonais renonce à la
guerre et à l'entretien de forces armées). Spirit of the
sun, du même auteur, raconte la tragédie d'un Japon divisé en
deux territoires distincts suite à un séisme gigantesque
et qui se retrouvent sous le contrôle de la Chine et des Etats-Unis....
7. Malaises sociaux
Enfin, certains récits se déroulant dans un milieu particulier
au Japon pointent le doigt sur des dysfonctionnements sociaux très
précis et deviennent les porte-paroles de malaises sociaux. Contestataire
dans les années 60, porté par le courant gekiga, le manga
refléta les critiques d'une partie de la société japonaise
contre les excès et les dérives d'une société de
consommation à tout crin et eut un impact important sur les jeunes
intellectuels de l'époque. Les personnages rebelles de Shirato,
dans Ninja Bugeichô ou Kamui Den (Ninja du 16ème siècle
issu de la plus basse caste du Japon féodal), qui évoquaient
les révoltes paysannes des siècles passés dans une
optique marxiste, faisaient du combat contre l'injustice sociale un thème
central.
Plus récemment, des auteurs atypiques n'hésitent pas à explorer
les recoins sombres de la société japonaise et à pointer
du doigt des dysfonctionnements sociaux. Dans Ki-itchi, le lecteur est
invité à suivre l'enfance et l'adolescence d'un jeune garçon
au tempérament très fort et affirmé. Après
le meurtre de ses parents en pleine rue par un détraqué,
Ki-itchi s'enfuit et va être recueilli par une Sdf, dans une habitation
de fortune puis par une prostituée avant d'être retrouvé par
ses grands parents avec qui il n'a pas envie de vivre. Il aidera plus
tard une adolescente de sa classe qui est prostituée par son père...
Arai Hideki, Ki-tchi !! (vol.3), Delcourt / Akata.
A travers le parcours de ce jeune garçon original, l'auteur se
livre à un véritable inventaire des exclus, des sans-grades
et des névroses du Japon contemporain. Il dévoile toute
une marginalité économique et sociale dont on parle peu
et qui pose un épineux problème pour les Japonais (aucune
aide ou assurance en cas de perte d'emploi n'existe, l'homme japonais étant
censé travailler toute sa vie...) Homunculus témoigne également
de la vie des SDF et des marginaux à travers le récit d'un
homme qui a choisi de vivre dans sa voiture...
Say Hello to Black Jack, manga réaliste très documenté et
supervisé par des professionnels de la médecine, nous présente
le parcours d'un jeune médecin, naïf et inexpérimenté,
pétri d'idéaux sur sa profession. Outre les problèmes éthiques
universels liés à la profession, Saïto va découvrir
l'univers impitoyable du système de santé japonais où les
enjeux de pouvoir, la rigidité technocratique, l'appât du
gain, passent avant l'intérêt du patient. Cette charge dénonciatrice
des dysfonctionnements hospitaliers a eu des effets concrets au Japon
: vendue à plusieurs millions d'exemplaires, cette série "véritable
phénomène de société" a exercé une
telle influence sur l'opinion publique qu'elle a obligé le ministre à améliorer
le statut des médecins urgentistes. Un exemple étonnant
du pouvoir des mangas, pouvoir de raconter, d'émouvoir, de témoigner,
de dénoncer, de refléter l'opinion et de l'influencer...
Loin d'être exhaustif (il aurait fallu s'interroger sur les représentations
et la présence de la femme dans le manga, sur l'absence des tabous
liés à la représentation des corps, sur la figure
du samouraï censé incarnée l'âme japonaise...etc.
mais aussi sur le statut même du manga au Japon, media à part
entière, sur ses modes de production), cet aperçu sur les
tendances du manga nous montre qu'à travers la lecture de ces
livres- qui se revendiquent pour leur grande majorité essentiellement
comme des livres de divertissement et d'évasion- se dévoile
petit à petit un continent immense qui, d'étranger, se
révèle de plus en plus proche de nous. Plus qu'une simple
balade touristique divertissante en terra incognita, le manga nous invite à une
véritable rencontre culturelle. "Le manga est une littérature
populaire qui apprend lentement mais sûrement aux Français,
dans le cadre d'un marché de masse, à aimer et à comprendre
la culture d'un autre continent, d'une autre race. C'est très
positif... et c'est une façon de se redécouvrir à travers
des histoires qui nous sont de moins en moins exotiques".
Le manga nous renvoie à nous même, nourrit nos réflexions
sur nos propres valeurs de société à un moment où elles
paraissent décrédibilisées et/ou moins attractives.
Tout en nous renseignant sur des spécificités japonaises,
les mangas nous enseignent à nous, Occidentaux, une nouvelle façon
de voir et de concevoir les contradictions à la fois de notre époque
et de notre pays. Il faut spérer également que ce vent
nouveau qui souffle sur notre bande dessinée saura lui communiquer
son souffle épique, son caractère plus ambitieux mais moins
prétentieux et cette proximité de ton qui fait parfois
cruellement défaut dans notre production francophone...
Notes
Note 1 :
Au début de la période d'Edo, dans le but d'organiser la réunification du pays et d'exercer le pouvoir absolu, le Japon ferma ses frontières. Le christianisme autrefois importé par les missionnaires portugais, néerlandais, espagnols est extirpé du Japon. Le gouvernement encouragea la diffusion du confucianisme parmi les samouraïs comme parmi le peuple. Cette philosophie permettait d'organiser une société stratifiée et facile à gouverner. Elle exaltait les vertus de l'obéissance, de la loyauté et de l'amour filial (principe des 5 relations humaines : obéissance de la femme à son mari, des jeunes envers les aînés, leur parents, le gouvernement, et le respect mutuel entre égaux. 5 principes moraux : bienveillance, justice, sens de la propriété, sagesse et honnêteté). L'individu n'a aucun droit, seulement des devoirs qui contribuaient à ce que ciel et terre restent en harmonie. D'où la très forte nécessité d'appartenir à un groupe puisque l'individu seul est sans utilité sociale.
Note 2 :
Expériences de guerre bactériologique et vivisections sur des civils chinois par l'unité 731; les Massacres de Nankin : de 150 000 à 300 000 civils chinois exécutés dans des conditions atroces lors de l'invasion de la Chine du Nord en 1937.
Références
Ref. 1 : In Manga : Soixante ans de bande dessinée japonaise
/ Paul GRAVETT. - Editions du Rocher, 2005. - p. 59.
Ref. 2 : "Zen et manga" / Rodolphe Massé. - In Le
Guide Phoenix du manga. - Asuka, 2005. p. 85.
Ref. 3 : Interview de Dominique Véret. - In Le Guide Phoenix du
manga. - Asuka, 2005. " p. 235.
Lexique (mots cités dans le texte suivis d'une *) :
*cosplayers : le terme est issu de la contraction de « costume » et de « play », il désigne l'action de se déguiser le plus fidèlement possible en personnage de manga (d'animé ou de jeux vidéos). Les cosplayers se livrent à des défilés et concours de déguisements lors de manifestations dédiées au manga.
*mecha : Abréviation du mot anglais « mechanical » qui désigne tout ce qui relève du mécanique, et en particulier du design des robots. Dans l'industrie animée, les responsables de mecha sont appelés mecha-designers.
*gekiga : signifiant « image dramatique », ce mouvement né dans les années 60 au Japon, cherchant à affranchir le manga du public enfantin, du story manga et des ressorts traditionnels du comique est basé sur un trait réaliste, respectueux des proportions anatomiques et développe des thématiques destinées aux adultes. Il peut être considéré à l'origine du seinen manga. Tatsumi est considéré comme le fondateur de ce genre.
Références de quelques titres cités dans l'article :
ARAI Hideki. Ki-itchi !! (6 tomes parus, en cours). Delcourt (Akata).
FAMILLE / VIE QUOTIDIENNE. (Adulte)
HIRATA Hiroshi. Satsuma (5 tomes parus, en cours). Delcourt (Akata ;
Gingko). SAMOURAI / HISTOIRE. (A partir de 15-16 ans).
KAWAGUCHI Kaiji. Zipang (5 tomes parus, en cours). Kana. HISTOIRE / FANTASTIQUE.
(A partir de 14 ans)
KON Satochi. Kaikisen : retour vers la mer. Casterman (Sakka). FANTASIQUE
/ ECOLOGIE. (A partir de 14 ans).
MIYAZAKI Hayao. Nausicaa de la vallée du vent (7 tomes, série
complète) - Glénat. (Collection Manga). FANTASTIQUE / SCIENCE-FICTION.
(A partir de 12 ans)
NASAKAWA Keji. Gen d'Hiroshima. Vertige Graphic (6 tomes parus, en cours).
HISTOIRE / AUTOBIOGRAPHIE. (A partir de 14 ans).
SAKAGUCHI Hisashi. Ikkyû (6 tomes, série complète).
Vents d'ouest (Integra). BIOGRAPHIE / HISTOIRE. (A partir de 14 ans).
SATO Shuho. Say Hello to Black Jack (8 tomes parus, en cours). Glénat.
VIE QUOTIDIENNE / SOCIETE. (A partir de 14/15 ans)
TAKAHASHI Shin. Larme ultime (7 tomes, série complète).
Delcourt (Akata) FANTASTIQUE/ AMOUR. (A partir de 15/16 ans)
TANIGUCHI Jiro. Le chien Blanco (2 tomes, série complète).
Casterman (Manga). SCIENCE-FICTION / ESPIONNAGE. (A partir de 12 ans).
UMEZU Kazuo. L'école emportée (6 tomes, série complète).
Glénat (Bunko). HORREUR / FANTASTIQUE. (A partir de 13/14 ans)
YOSHIKAI Kanji et MORI Jinpachi. Tajikarao (4 tomes, série complète).
Delcourt (Akata). FANTASTIQUE. (A partir de 15/16 ans)